Les ombres ne meurent que deux fois. (suite et fin)
Nous, c'était pas nos oignons, on a fait ce qu'on pouvait pour ces gens-là. Tout juste si les survivants nous ont remerciés quand ils sont partis! Après la Libération, ce sont les Américains qui se sont installés à Rivesaltes, pour quelques années; les lieux sont aujourd'hui dans l'état où les G.I. les ont laissés. Une centaine d'hectares en friche, au total, pas très loin de l'échangeur autoroutier Perpignan Nord. Forcément, ce terrain va susciter des convoitises. La zone hôtelière et d'activités a besoin de s'étendre. Le projet de « mémorial » ne concerne d'ailleurs qu'une petite emprise, le reste pourrait bien un jour ou l'autre revenir à la vigne ou aux promoteurs.
Les jeunes générations se font une idée très relative du « devoir de mémoire ». Des faits vieux de soixante ans ou plus concernent « ceux d'avant », des gens à présent morts ou gâteux. Allons! Un petit effort... Que faisaient-ils, vos parents, ou plutôt les grands-parents, à cette époque là ? Pas la moindre idée! Et vous, qu'est-ce que vous auriez fait à leur place? Drôle de question! Ben voyons, la situation n'a aucune chance de se reproduire à l'identique aujourd'hui. Il est vaguement question, bien sûr, par-ci, par-là, de travailleurs clandestins, de sans papiers qu'on reconduit à la frontière. Sangatte, vous en avez entendu parler? C'est une station balnéaire du Pas-de-Calais, 1400 habitants permanents. Plus une population de 5000 « clandestins » bloqués à Sangatte après un long périple. A peu près l'effectif de Rivesaltes en quarante.
Oui, cela fait désordre au début du millénaire: des tas de gens entassés là, entrés en France pas pour y rester, on n'en voulait pas, mais dans l'espoir de passer Outre-Manche. Il fallait vite étouffer ce scandale. Le préfet local a décidé la fermeture définitive du camp en mai 2003. Dieu merci, c'est déjà de l'histoire ancienne.
Eh bien, vous ne me croirez pas, les O.N.G. ont encore trouvé le moyen de râler ! Quoi qu'on fasse avec les demandeurs d'asile, on est toujours critiqué. Ouvrez un camp: vous vous exposez à n'importe quelle demande extravagante. Avisez-vous de le fermer: vous serez accusé de pousser ces malheureux dans le vide. Allons! Faites-vous une raison, la France de 2007 ne peut pas accueillir toutes les misères du monde!
La nuit des morts-vivants.
Le jour décline très vite, rien que de très normal en cette fin d'été: c'est bientôt l'équinoxe, il est déjà neuf heures du soir, ou presque. Le moment pour qui n'aurait pas compris de s'apercevoir que le « mémorial » n'est encore qu'un projet, bien que sa visite figure au catalogue officiel des Journées du Patrimoine. Que le visiteur ne s'offusque pas d'un accueil trop précaire: on inaugure ici du virtuel, au demeurant des panneaux le préviennent que le site n'est pas sécurisé, à lui de faire attention où il marche! Un groupe électrogène éclaire tant bien que mal les installations délabrées. Après tout, les fugitifs qui franchissaient de nuit les cols du Vallespir n'en avaient pas autant, ceux-là prenaient de vrais risques!
L'oeil se fait à la pénombre, discerne les graffiti couvrant les murs des baraquements, des expositions disséminées. Oeuvres le plus souvent abstraites, humbles matériaux assemblés par des artistes connus ou anonymes, fragments insolites d'éternité. Musique et parole, à présent. Partita pour violoncelle, lamento pour voix humaine: deux sanglots: les accents plaintifs des cordes entrecoupent un poème en hommage aux réfugiés. Et puis, c'est le silence à nouveau. L'obscurité se peuple de fantômes. Ils sont nus, sans âge, sans identité, leur attitude seule apparente ces êtres virtuels à l'espèce humaine. Un rayon de lune fait luire leurs contours habillés de polyuréthane, vous savez bien: ces poches plastiques jugées indésirables pour l'environnement qu'on ne distribue plus pour ce motif en supermarchés. La main de l'artiste en a fait un épiderme translucide, c'est comme la mue d'un insecte géant qui plie et se plisse.
Un zombie repose étendu sur la dalle en béton. Un autre personnage reste prostré dans l'angle de la pièce. Deux formes plus petites évoquent des silhouettes d'enfants jouant avec une boîte de conserve, dérisoire ballon. Des bras se tendent, tels à des élytres : l'androïde en position verticale s'accroche au mur, agrippe les barreaux de la fenêtre. Il tente d'appeler au secours. En vain: aucun son ne sort de son visage sans bouche, figé dans sa contemplation hallucinée. Derrière la fenêtre, il n'y a que le vide, un vide sidéral.
« Dans l'espace, nul ne vous entend crier » (Alien)
A suivre
Les textes de Jean-Claude Boyrie
sur le site de l’atelier d’écriture animé par Carole Menahem-Lilin
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