11 novembre 2010

Texte de Elisa.

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Voici le texte écrit par Elisa d’après l’encre de Marie-Lydie Joffre




Magnolia du Jardin des Plantes de Paris. 4 oct 2010
Dessin sur le motif à l’encre de Chine et au calame



Quand j'ai vu 'Magnolia'. J'ai été un peu en colère contre vous, pour m'avoir dérobé l'image de "mon Magnolia à moi". Je le chéris si grand en fleurs, que je vous en ai voulu de ces branches et de ce foisonnement direct et appuyé si fort, planté en largeur massive, poussant si vite et si droit... Et puis il y a eu la rencontre avec d'autres traits. Tout d'abord une branche qui vous surprend puisque l'on semble avoir voulu la rajouter là. Que veut-elle dire ? Est-elle accompagnée d'autres de ses semblables ? Et que veulent-elles dire... Celle-ci qui pousse là, au milieu et à l'opposé en même temps, en sens inverse, en dépit de toute logique, elle qui s'installe là si impatiemment, d'un ton si péremptoire, vindicatif, en force ou en douleur, de femme...? Respire-t-elle... ? On dirait qu'elle abrite un être fatigué, ou alors en méditation, un être ou une spiritualité, une philosophie, quelque chose à dire sur les arbres et la façon dont ils poussent, ce qu'il leur faut pour vivre et aimer la vie, pousser des fleurs sur leur poitrine lorsqu'ils ont le dos... avec une racine -ou- enraciné ? Est-ce un enfant sur ses genoux, ou le fruit de mon imagination, de la sienne...

Et cette autre qui est à naître de quelque chose qui se veut branche, feuille, oiseau, horizon et vent à la fois...

Et puis une autre, qui grandit en deux rondeurs, deux traits parallèles que je reconnais, enfin, que je devine tout en le reconnaissant. Il raconte l'histoire d'autres de vos peintures, une autre idée de la beauté, qui va toujours avec mon sourire...

Et ces feuilles derrière, semblant vouloir dire, 'je suis un arbre', mais celles-ci me semblent naître de quelque chose de bien plus insaisissable, le vent peut-être qui emporte d'autres branches avec lui, ou peut-être une cape, des cheveux-branches de femme y flottant.

On comprend mieux alors pourquoi les premières branches se dressent ainsi avec tant de force, c'est leur souffle, à l'intérieur, qui a tant à dire.

Je croyais les magnolias bien plus tranquilles que cela ! ;-))

En tout cas, je ne les regarderai plus de la même façon...

Elisa.







En savoir plus sur les dessins de ML Joffre, réalisés au Jardin des Plantes de Paris
séance du 4 oct 2010
séance du 6 oct 2010










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20 septembre 2010

Texte de ValérY Meynadier

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Le cri des vuvuzuelas

par ValérY Meynadier, dimanche 19 septembre 2010, à 19:17. Publié dans la Gazette de Montpellier, N°1150, du 1er au 7 juillet 2010

« Le football est aimé. Pourquoi est-il aimé ? Je vais vous le dire. Parce qu’il n’a aucune vérité » répondait Michel Platini à Marguerite Duras

Une ruche dans la tête, il pousse la porte capitonnée de sa suite, une enfilade de pièces avec salle de bain, cuisine, salon, chambre, reliés par un épais couloir. Mort de fatigue, il rentre dans son tombeau, il ressuscitera demain. Le silence grésille. Quel match ! Il s’allonge à grand peine, c’est dur de redescendre. Son sourire de pare-brise éclaté plane un instant dans l’air. Il revoit tout : la pelouse jaunie par le froid, les 130 décibels des vuvuzuelas, l’équipe adverse... c’est comme de sentir la solitude, soeur jumelle de l’univers, s’étendre dans l’infini des étoiles. Le ballon parfois lui semble si loin, la pelouse si noire, le public si minuscule, ne reste que la combustion de l’effort qu’il fournit. Le carton jaune le ramène à lui, il s’est agrippé. Puis cette passe décisive, but ! Cri de roche. Il marche sur la lune.
Il s’enveloppe de son linceul de brocart. Quelle chambre ! Quand le miroir de Venise avec son décor d’inséparables et de lys argentés lui tend son visage : au fond de ses yeux : un amas de cicatrices, un nez de vigne morte... Ce n’est pas là un sportif de haut niveau.
Il se dégage précipitamment du couvre-lit, il court ouvrir la fenêtre. Il ne sait plus marcher normalement. Dans ses rêves, il court encore, il dégage le ballon, il feinte, dribble, il plonge, penalty... Ses rêves singent le réel. Il a perdu des litres d’eau sur le stade. Dans les vestiaires, ils se sont écharpés. Ça bourdonne sous sa peau.
Le ciel est bas, d’un gris cendré si lourd. Et s’il plongeait dans l’océan indien ? Soumis à un contrôle permanent. Ce qu’il mange, ce qu’il boit, son taux d’hormones, combien de temps, il dort, combien de temps, il reste éveillé. Ses cadeaux d’anniversaire sont jetés sur la place publique. Bientôt ses pensées. C’est ça qu’il a vu dans ce miroir de sorcière : un homme mort. Il pense à ses enfants, à la joue de son petit dernier, au duvet de la joue de son enfant, ma poussière d’ange. Ils sont en train de tuer sa famille. Les embruns portés par le vent lui volent ses larmes. Il a envie de hurler. Quelle mascarade ! Il comprend, il comprend tout !
Les vuvuzuelas sont là pour couvrir les cris, tous les cris du monde... De guerre, d’orgasme, un milliard de préservatifs couvre la Coupe du Monde, il faut le savoir, les cris de folie, tout se sait, les cris de honte, quarante mille putes sont balancées, se balancent, les cris des malades : un sud africain sur dix a le sida, et ses zones de restriction commerciale d’un kilomètre ou deux autour des stades, les petits commerçants sont chassés de leurs rue et crient à l’injustice ! Même la pelouse va se mettre à crier, certains stades seront désormais partiellement constitués de gazon synthétique !
Ils ont brisé son rêve d’enfance.

Demain, il achète des Vuvuzuelas à ses petits et il claque la porte.

ValérY Meynadier





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06 septembre 2010

Les fleurs du Bien, peintures de Joëlle Gicquel

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1  Les fleurs du Bien et Gabriel, peinture à l'huile, 73 x 92 cm
2  Les fleurs du Bien et Raphaël, peinture à l'huile, 73 x 92 cm
3  Les fleurs de Raziel I, peinture à l'huile, 65 x 81 cm
Les fleurs de Raziel II, peinture à l'huile, 53 x 73 cm




Des fleurs très originales, fleurs de chair sur lesquelles on ne peut pas mettre d’étiquette ! Membranes pleines de sang, serties d’une géométrie sévère de vitrail, s’exacerbant en pointes de fuite de feu brûlé ! Matrices solidement plantées, moelleusement renflées, abritant en leur cœur coquelicot des réminiscences de Renaissance. Un travail de mémoire subtil, habité du flux palpitant de la vie…
Marie-Lydie Joffre



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Joëlle Gicquel









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08 août 2010

infidélité, texte de Françoise Renaud




 



Alors, c'était bien ?

Le grincement de la porte l’a trahie quand elle est entrée. Il était là, mains enfoncées dans les poches, hostile. Il la guettait.

- Oh, un peu classique pour moi !

- Et Annie, elle a aimé ?

- En fait elle n’est pas venue, son petit malade, tu comprends…

Elle s’avance vers le divan pour y déposer son sac, puis range sa carte d’abonnement au théâtre. Quand elle se retourne, elle voit qu’il la regarde avec insistance – ne trouve rien d’autre à faire.

- Mais qu’est-ce que tu as ?

Quand elle passe à sa portée, il lance le bras jusqu’au mur pour la gêner.

Autour d’eux, la ville s’est agrandie, organisée, rampante. Les lampes projettent leurs cercles blancs sur le sol de la pièce en désordre comme dans les endroits de perdition.

Elle reste un instant immobile, le défie.

- S’il-te plaît, laisse-moi passer, je suis fatiguée.

Dans son dernier mouvement, il a penché le buste vers elle et il a senti son odeur, respiré ses cheveux. De son côté, elle a vu son visage tout proche, un visage qu’elle ne reconnaît pas. Quelque chose d’indéfinissable qui s’est infiltré en lui depuis quelques temps jusqu’à déformer sa bouche, quelque chose qui émane sûrement de son passé et qui s’est renforcé depuis qu’elle a pris sa décision et que la confiance a basculé.

Il le sait, il le sent.

Et c’est vrai qu’elle n’est plus la même depuis ce fameux soir où l’autre avait placé la main contre son cou.

Elle dit :

- Je suis désolée.

Oui, ce soir-là – plus encore que les autres soirs –, elle est désolée de cette douleur qui l’envahit à un point terrifiant et qui se lève en lui comme une tempête. Mais elle ne peut pas donner d’explications détaillées sur ce qui est en train d’arriver pour elle. L’attrait de la nouveauté, ce corps ardent, cet acte qui la vide de toute pensée et la jette sur un lit de sable brûlant… et le silence qui suit.

Cet oubli total à elle-même.

Il s’est retiré dans un coin de la pièce. Il dit d’une voix à peine audible :

- Alors, tout est fini ?

- Je ne sais pas.

Sur la commode, près de la lampe, il y a une photographie d’enfant, un garçon de sept ou huit ans. Juste à côté, un bouquet de fleurs blanches.





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L’envol d’une fidélité !

Texte et encre jouent en symbiose la partition de la séparation, les coins obscurs de l’âme, le vide suspendu de l’indéfinissable !

Le texte, concis, plonge dans les prémisses de la rupture, fait abstraction de lyrisme pour se polariser sur la rigueur du dénuement avec des mots tout simples, proches, intimistes. Epargné en amont des miasmes de la haine, le récit se dresse comme un constat de fatalité où les mots font silence au delta d’un nouveau voyage. Quelque chose de pur affleure comme pudeur sous la douleur de grandir, désir brûlant du désert, curiosité d’étoile inconnue…

Il ne reste plus qu’à la dynamique des choses, qui fait tomber les feuilles d’automne, de s’imposer. Fini le soupçon d’ombre au tableau, la lumière éclate à la croisée des chemins ! A la fenêtre, limpide, glisse la destinée, de ciel noir en ciel blanc, et la corde raide se tend au funambule !

Marie-Lydie Joffre












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15 mai 2010

La Samaritaine, nouvelle de Jean-Claude Boyrie (premier épisode)

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Salâma. Shalom. Le salut sur vous tous.

Je m'appelle Aïcha, j'ai tout juste vingt ans. J'habite un village à l'est de Naplouse, en Cisjordanie. Une contrée que l'on nommait autrefois « Samarie ». Aux temps bibliques, Naplouse, entre les monts Ébar et Garizim, s'appelait Sychar ou Sichem. Aujourd'hui, c'est une ville en état de siège. Elle compte cent cinquante mille habitants. La population vit confinée, isolée, coupée du reste du monde par les check points, ces postes de contrôle de sinistre réputation.

Ceux qui cherchent à sortir de la ville sont pris au piège. Ils peuvent attendre des heures à ce goulot d'étranglement, pour se voir finalement refuser le passage. Ils craignent d’être fouillés, puis arrêtés. C'est notamment le cas des jeunes : les moins de trente cinq ans sont considérés ici comme des terroristes en puissance. Et voilà pourquoi de nombreux habitants ne sortent jamais d'ici. En dépit de ces vicissitudes, je demeure fidèle à mon pays, j'y suis profondément attachée. C'est une succession de collines arides qui s'étend à perte de vue en rive occidentale du Jourdain.

La Palestine compte de nombreux Chrétiens. C'est à Bethléem, un village qui ressemble au nôtre, à peu de distance d'ici, que naquit Issa Ibn Youssef, dit Al Masîh : le Messie, l'Oint de Dieu. Ce n'est pas un hasard si mon père s'appelait Youssef et ma mère Myriam, un nom qui signifie en arabe : « la pieuse ». Il y a deux mille ans, Myriam fut choisie entre toutes les femmes pour porter la « Qalimat » : le Verbe, la Parole divine. À l'archange Gabriel, qu'en notre langue nous appelons Er-Rûh, il échut d'annoncer la bonne nouvelle. Voyez, ô vous tous Gens du Livre (ce terme désigne pour un Musulman, les Juifs et les Chrétiens), à quel point nos textes saints se correspondent !

Je reviens au quotidien. Avec ma famille, ou ce qu'il en reste, nous vivons aujourd'hui dans un gourbi. Je devrais dire : « nous existons ». Est-ce vraiment vivre que camper de la sorte ? Les blindés israéliens sont passés à deux reprises dans mon village. Selon la version de l'armée, il aurait servi de repaire aux activistes et nos maisons recéleraient de nombreuses armes. Pourtant, lors de leur première incursion, les soldats en ont été pour leurs frais. Ils ont fouillé partout, mis tout sens dessus dessous sans rien trouver. Par dépit, ils ont démoli les bâtiments publics, rasé nos pauvres demeures. Les tirs de roquettes ont tué ou blessé pas mal de monde, j'ai vu des gens mourir sous mes yeux. Nous n'avions pour toute défense que nos injures et nos crachats.

La seconde fois, ce qui fut notre village n'était plus qu'un douar : entre les baraquements et les tentes, il ne restait rien à détruire. Alors, les chars sont repartis comme ils étaient venus.
Nous les avons regardé faire sans haine, presque avec résignation.

À la suite de cette incursion, mon père et mon frère aîné Hussein sont passés dans le camp des militants palestiniens radicaux. Ils ont péri peu après, victimes des affrontements sur l'esplanade des mosquées à Jérusalem. À leur tour, mes deux frères survivants, Rachid et Ali se sont engagés dans la brigade Izz al Din al-Qassain, c'est-à-dire la branche armée du Hamas. Ce terme signifie « enthousiasme » ou « ferveur », les militants du Hamas s'opposent à ceux des nôtres restés fidèles au Fatah. Les collabos. Traqués par le Mossad, (Le service de contre-espionnage israélien) Racid et Ali se méfient aussi des « bérets rouges », la police de l'Autorité palestinienne.... Ils vivent cachés en permanence, ne font que de brèves et irrégulières apparitions au logis familial. Ce qui fait que je ne les vois que rarement.

Nous ne sommes plus à présent que trois femmes à vivre sous ce toit : ma vieille Maman, qui passe sa journée à geindre et à gémir, moi-même qui vous parle et ma soeur cadette Zora, trop jeune pour quitter le foyer. Elle aimerait partir d'ici, mais où irait-elle ? Quel avenir y a-t-il lorsqu'on on vit en Palestine et qu'on a vingt ans ? Un shebab (jeune) n'y trouve rien : ni refuge, ni travail pour personne.

J'en viens à mon histoire personnelle. Juste avant la Seconde Intifada, j'étais étudiante en Lettres à l'université Bir zeit de Ramallah. Il y a eu les évènements, la vague d'attentats. Notre faculté, construite avec des fonds internationaux a été gravement endommagée par les bombardements de Tsahal... (L'armée d'Israël) Les installations du campus ont été réparées depuis, mais il n'y a plus moyen de travailler. La politique envahit tout, nous use, nous consume. Le temps s'écoule en interminables palabres sur l'aouda' (la « situation »).. Moi, je suis lasse de manifester : à quoi servent-elles, nos multiples pétitions et motions? Les boycotts et sit-in à répétition ne dérangent personne. Sauf nous-mêmes, car ils nous empêchent de travailler. Quant au diplôme, en admettant que je l'obtienne, à quoi me servirait-il à présent ? La peur de l'avenir me tenaille. À quoi bon m'obstiner ? J'ai renoncé à poursuivre mes études, je n'ai plus le coeur à ça....

Que je vous dise aussi : un mur de béton, haut de huit mètres, a été édifié par nos voisins. De l'autre côté, les colonies israéliennes ne cessent de s'étendre sous la protection de l'armée. À Ramallah, on voit au loin s'étager à flanc de colline, parmi les oliviers leurs maisons blanches aux toits de tuile rouge. Là-bas, tout respire la prospérité. Pas de coupures d'eau ni d'électricité, les rues sont abondamment éclairées. Les colons ont tout ce dont ils ont besoin. Ils ont exigé cette « clôture de sécurité » pour être prémunis contre les « intrusions terroristes ». Concrètement, c'est un rempart infranchissable qui se prolonge interminablement dans la campagne. Le mur empiète sur notre territoire, nous coupe des rares puits de la région. Il a fallu pour le construire déplacer des habitations, saccager nos plantations d'agrumiers. Nous l'appelons « mur de séparation raciale » (jidar al-fasl al-'unsuri), car il rend impossible la coexistence de deux peuples pourtant frères : les enfants d'Israël et d'Ismaël. Qui oserait parler maintenant de réconciliation et de paix ?

Vous le voyez bien, la situation est devenue intenable.... Il nous faut pourtant bien vivre. L'eau courante n'arrive pas jusque chez nous. Pour ravitailler la maison, je dois descendre péniblement à la rivière, en portant mon cruchon sur la tête. Un ruisseau coule en contrebas du village, le seul auquel on puisse encore accéder le long de la « ligne verte ». Il se nomme Wadi Fa'rah, c'est un affluent du Jourdain. En ce moment, nous sommes en pleine période d'étiage. Il ne coule presque rien, c'est habituel à cette saison, mais là n'est pas la seule raison de l'assec. Plus en amont, les colons effectuent des pompages inconsidérés pour irriguer leurs plantations. En situation de pénurie, il n'est pas question bien sûr d'arroser nos propres cultures. Il reste à peine assez d'eau dans la rivière pour l'usage domestique, et encore... à condition d'aller puiser soi-même au bout d'un sentier rocailleux ce bien si rare et si précieux.

Hier, en me rendant au point d'eau, je suis tombée sur une patrouille israélienne : quatre gars et une fille entassés dans une Landrover. Ils roulaient en trombe, écrasant tout sur leur route, m'aspergeant de poussière. À mon passage, le véhicule s'est arrêté, les soldats sont descendus, mitraillette au poing. Je les ai salués poliment : après tout, ils ne font que leur travail, même si c'est un sale boulot. Ils voulaient vérifier mon identité. « Qui es-tu ? », a demandé celui qui paraissait leur chef (j'ai vu qu'il portait les insignes de caporal, ou quelque chose d'équivalent).

J'ai répondu : « Je suis Aïcha, fille de Youssef et de Myriam.
- Dis-nous ce que tu fais ici et montre ce que tu as sur toi, a poursuivi l'autre d'un ton rude.


- Je viens de la rivière et porte mon cruchon. Voyez son contenu : ce n'est qu'un peu d'eau du wadi. »
Le plus jeune des soldats s'est approché de moi. C'est un petit gars de mon âge. Sans doute fait-il partie des civils enrôlés bon gré mal gré dans Tzahal.

Il faut savoir qu'en Israël, le service armé est obligatoire. Ce jeune soldat, j'ai trouvé qu'il avait un physique d'étudiant. Rien qu'à voir ses cheveux blonds frisés et ses yeux bleus, j'ai compris qu'il n'était pas d'ici. Je l'imagine mal en train de se battre et de tuer des gens. Moi, j'avais sous mes voiles noirs une allure de paysanne. Il n'a pas dû se rendre compte que j'étais étudiante comme lui. Nos regards se sont croisés. Sans doute m'a-t-il trouvé jolie, il a même esquissé quelque chose qui ressemblait à un sourire.

« Jeune fille, donne-moi à boire ! « a-t-il demandé d'une voix amicale. Je lui ai répondu sans baisser les yeux, à la fois touchée et surprise : « Comment toi, qui es Juif, peux-tu demander à boire à une Samaritaine ? » (Jean, 4,1-26.) Il a bien compris l'allusion et m'a fait un signe de connivence.
Alors, avec ferveur, j'ai versé dans le creux de sa main tendue l'eau vive du ruisseau. Sur ces entrefaites, le caporal est intervenu brutalement pour admonester le jeune soldat. Il l'a désigné par son prénom : Jacob. Il ignorait que je parle couramment l'hébreu. Je comprenais toutes ses paroles : « L'eau de la rivière est polluée, a-t-il dit à Jacob. Si tu as soif, attrape une bouteille d'eau minérale dans le coffre ». Puis, le chef a glapi cet ordre bref à l'attention des autres : « Fouillez-moi cette fille ! »
La soldate s'est approchée de moi, m'a palpée sans ménagements. Dans l'armée israélienne, les femmes se promènent en chemisette et en short, elles exposent sans gêne apparente leurs jambes et leurs bras nus. Je n'y vois pas d'inconvénient. Mais nous autres femmes musulmanes n'exposons pas notre corps aux yeux d'autrui. Le voile est notre pudeur. À l'université cependant, je m'habillais à l'occidentale, un petit foulard cachant mes cheveux, comme il convient. Au village, je m'en tiens au costume local : la gandoura sombre, qui me protège efficacement du soleil. Cette longue robe, la soldate m'a demandé de l'enlever.
Je ne voulais pas le faire, il a bien fallu me plier à ses injonctions. Heureusement, je portais des dessous présentables. Le jeune soldat a détourné les yeux, il était rouge comme une cerise. Les autres ont fait à mon sujet des plaisanteries salaces, détaillant impudiquement mes formes. Puis ils sont livrés à des attouchements sur moi. J'ai protesté, je me suis débattue. Le jeune soldat a tenté de s'interposer, mais en vain, sous les quolibets de ses camarades. Dans l'échauffourée, mon cruchon s'est brisé. Au bout d'un moment, craignant les débordements, le sous-officier a rappelé son équipe à l'ordre. J'ai pu enfin me rhabiller. La patrouille a rembarqué prestement, la Land-rover est repartie aussitôt. Je suis restée seule au bord de la rivière. Seule avec mon humiliation, pleurant sur mon cruchon brisé...


Suite et fin du texte "La Samaritaine" sur :
http://atelierdecrits.canalblog.com/archives/2010/05/12/17870644.html



Illustration : collage de Jean-Claude Boyerie


En savoir plus sur Jean-Claude Boyrie :
http://www.jean-claude.boyrie.over-blog.com/


















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17 mars 2010

Texte de Roselyne Crohin


Moderato Cantabile

Ce jour-là à 10h 30, Juliette de Rougemont sonne à la porte de Delphine Simon, professeur de piano. Son fils Jean est à ses côtés. La porte qui s'entrouvre laisse échapper une odeur douceâtre et tiède. Inhabituelle chez mademoiselle Simon, cette odeur ! Celle-ci tend la main vers l'épaule du garçonnet et l'invite à entrer. La porte se referme tout doucement.
Par les fenêtres du salon, la mer, immense et calme, avec ses bateaux au loin. Ses bateaux et ses marins perdus entre ciel et mer. A l'intérieur, l'odeur est un peu plus tenace, presque écœurante. Une petite buée s'est formée au bas des carreaux, juste devant le piano. Jean grimpe sur le tabouret et se cale devant le clavier. On perçoit un petit clapotement régulier qui vient de la pièce d'à côté.
" Prends ta partition ", dit Delphine. " Je reviens tout de suite ". Sur la plaque du gaz, à côté, dans la cuisine, une casserole tressaute en cadence. Dedans, bouillonne une eau terreuse qui a laissé des dépôts noirâtres sur les bords. On dirait la plage à marée basse avec ses frises d'algues brunes. Delphine approche la pointe de son couteau et transperce un des corps, tortueux et brunâtres, qui baignent dans l'eau bouillante. Elle met le feu au ralenti, ajoute un couvercle. Sur le pas de la porte, son regard croise celui de l'enfant. D'un mouvement du menton, elle l'encourage à commencer sa sonatine.
Les yeux perdus dans le lointain, elle se laisse envahir par cette douce odeur d'enfance. Elle voit la maisonnette de sa grand-mère, aux portes de la ville. Son petit jardin de cocagne, regorgeant de légumes en toutes saisons.
D'un geste doux, elle redresse le poignet de l'enfant. Il semble crispé. Il garde les lèvres serrées.
- Qu'est-ce que tu as aujourd'hui, Jean ?
- J'ai un peu mal au cœur
- Ce n'est pas bien grave, continue à jouer !
Ce qu'elle préférait parmi tous les légumes de sa grand-mère, c'était le mystérieux topinambour. Sa forme si torturée, ses courbes et ses rondeurs. Elle n'en trouvait jamais deux semblables. L'odeur si plaisante qui parvient ce matin au salon, elle a oublié à quel point elle l'avait détestée d'abord.
Elle retourne à la cuisine, soulève le couvercle. Le niveau de l'eau a considérablement baissé et laisse apparaître, tels des bateaux échoués à marée basse, sept ou huit tubercules. De la pointe de son couteau, à nouveau, elle en transperce un. La lame s'enfonce facilement dans la chair fondante. Elle passe une langue gourmande sur ses lèvres, égoutte tout le contenu de la casserole dans une passoire.
Au salon, Jean a disparu. Elle regarde par la fenêtre. La plage est déserte. Au loin, les bateaux, entre ciel et mer. Elle appelle. Une petite voix gémit au fond du couloir : le garçon tout penaud a vomi dans les toilettes.
- C'est à cause de cette odeur, pleurniche-t-il
Delphine le réconforte et le reconduit au salon.
- Prends un bon souffle d'air marin, propose-t-elle en ouvrant grand la fenêtre.
Un grand cargo noir passe à l'horizon. Les petites barques, bousculées par la houle, semblent s'agiter à son passage. Un grand hululement déchire l'air. Ils sursautent tous les deux.
- Viens maintenant, on reprend la leçon.
- Oh, Mademoiselle, je veux regarder la mer encore un peu.
Delphine voit bien que l'enfant n'est plus en état de jouer. Elle regarde sa montre. Dans sept ou huit minutes, tout au plus, Madame de Rougemont sonnera à la porte. Juste le temps pour Delphine de préparer sa salade de topinambours. Enlever la peau délicatement, en suivant tous les tours et les contours, couper en petits dés et préparer dans un bol une sauce citronnée, avec de la moutarde à l'ancienne et de l'huile d'olive. Au moment de servir, elle coupera finement quelques brins de coriandre fraîche.
Elle n'a pas fini de se sécher les mains que le coup de sonnette retentit. Jean se précipite à la porte avec son manteau. La mère, plus pâle encore que l'enfant, l'entraîne à grands pas vers sa voiture, en saluant Delphine de loin.
De l'autre côté de la route, un homme, tout aussi défait, observe la scène, avant de s'éloigner à pas pesants vers les plages.









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