13 juillet 2008

Nouvelle de Jean-Claude Boyrie (2° partie)

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Les ombres ne meurent que deux fois.
(suite et fin)



Nous, c'était pas nos oignons, on a fait ce qu'on pouvait pour ces gens-là. Tout juste si les survivants nous ont remerciés quand ils sont partis! Après la Libération, ce sont les Américains qui se sont installés à Rivesaltes, pour quelques années; les lieux sont aujourd'hui dans l'état où les G.I. les ont laissés. Une centaine d'hectares en friche, au total, pas très loin de l'échangeur autoroutier Perpignan Nord. Forcément, ce terrain va susciter des convoitises. La zone hôtelière et d'activités a besoin de s'étendre. Le projet de « mémorial » ne concerne d'ailleurs qu'une petite emprise, le reste pourrait bien un jour ou l'autre revenir à la vigne ou aux promoteurs.

Les jeunes générations se font une idée très relative du « devoir de mémoire ». Des faits vieux de soixante ans ou plus concernent « ceux d'avant », des gens à présent morts ou gâteux. Allons! Un petit effort... Que faisaient-ils, vos parents, ou plutôt les grands-parents, à cette époque là ? Pas la moindre idée! Et vous, qu'est-ce que vous auriez fait à leur place? Drôle de question! Ben voyons, la situation n'a aucune chance de se reproduire à l'identique aujourd'hui. Il est vaguement question, bien sûr, par-ci, par-là, de travailleurs clandestins, de sans papiers qu'on reconduit à la frontière. Sangatte, vous en avez entendu parler? C'est une station balnéaire du Pas-de-Calais, 1400 habitants permanents. Plus une population de 5000 « clandestins » bloqués à Sangatte après un long périple. A peu près l'effectif de Rivesaltes en quarante.

Oui, cela fait désordre au début du millénaire: des tas de gens entassés là, entrés en France pas pour y rester, on n'en voulait pas, mais dans l'espoir de passer Outre-Manche. Il fallait vite étouffer ce scandale. Le préfet local a décidé la fermeture définitive du camp en mai 2003. Dieu merci, c'est déjà de l'histoire ancienne.

Eh bien, vous ne me croirez pas, les O.N.G. ont encore trouvé le moyen de râler ! Quoi qu'on fasse avec les demandeurs d'asile, on est toujours critiqué. Ouvrez un camp: vous vous exposez à n'importe quelle demande extravagante. Avisez-vous de le fermer: vous serez accusé de pousser ces malheureux dans le vide. Allons! Faites-vous une raison, la France de 2007 ne peut pas accueillir toutes les misères du monde!


La nuit des morts-vivants.


Le jour décline très vite, rien que de très normal en cette fin d'été: c'est bientôt l'équinoxe, il est déjà neuf heures du soir, ou presque. Le moment pour qui n'aurait pas compris de s'apercevoir que le « mémorial » n'est encore qu'un projet, bien que sa visite figure au catalogue officiel des Journées du Patrimoine. Que le visiteur ne s'offusque pas d'un accueil trop précaire: on inaugure ici du virtuel, au demeurant des panneaux le préviennent que le site n'est pas sécurisé, à lui de faire attention où il marche! Un groupe électrogène éclaire tant bien que mal les installations délabrées. Après tout, les fugitifs qui franchissaient de nuit les cols du Vallespir n'en avaient pas autant, ceux-là prenaient de vrais risques!

L'oeil se fait à la pénombre, discerne les graffiti couvrant les murs des baraquements, des expositions disséminées. Oeuvres le plus souvent abstraites, humbles matériaux assemblés par des artistes connus ou anonymes, fragments insolites d'éternité. Musique et parole, à présent. Partita pour violoncelle, lamento pour voix humaine: deux sanglots: les accents plaintifs des cordes entrecoupent un poème en hommage aux réfugiés. Et puis, c'est le silence à nouveau. L'obscurité se peuple de fantômes. Ils sont nus, sans âge, sans identité, leur attitude seule apparente ces êtres virtuels à l'espèce humaine. Un rayon de lune fait luire leurs contours habillés de polyuréthane, vous savez bien: ces poches plastiques jugées indésirables pour l'environnement qu'on ne distribue plus pour ce motif en supermarchés. La main de l'artiste en a fait un épiderme translucide, c'est comme la mue d'un insecte géant qui plie et se plisse.

Un zombie repose étendu sur la dalle en béton. Un autre personnage reste prostré dans l'angle de la pièce. Deux formes plus petites évoquent des silhouettes d'enfants jouant avec une boîte de conserve, dérisoire ballon. Des bras se tendent, tels à des élytres : l'androïde en position verticale s'accroche au mur, agrippe les barreaux de la fenêtre. Il tente d'appeler au secours. En vain: aucun son ne sort de son visage sans bouche, figé dans sa contemplation hallucinée. Derrière la fenêtre, il n'y a que le vide, un vide sidéral.


« Dans l'espace, nul ne vous entend crier » (Alien)







A suivre

Les textes de Jean-Claude Boyrie
sur le site de l’atelier d’écriture animé par Carole Menahem-Lilin












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11 juillet 2008

Nouvelle de Jean-Claude Boyrie (1° partie)





Les ombres ne meurent que deux fois.



Soudain, un visage qui s'encadre, en larmes, dans la vitre de la fenêtre...

Ce n'était qu'une illusion. Le visage est un reflet, la fenêtre une étrange lucarne; en fait, l'écran d'un téléviseur qui défile en boucle une interview. Le récit d'une femme. Les larmes sont celles de l'émotion contenue. Celle qui témoigne est une personne ordinaire, entre deux âges, celle qu'on croise dans la rue, que l'on côtoie au bureau. Ni starlette, ni politicienne. Elle est fille de réfugiés politiques espagnols.

De quoi parle-t-elle? De la grande retraite de 1939, la « Retirada ». La guerre civile a scellé le destin de sa famille. Ces évènements, elle ne les a pas vécus, bien sûr, elle n'était pas née. Elle ne fait que dire et redire ce qu'on lui a maintes fois raconté. Garder la mémoire des siens, retrouver ses racines, c'est important. Le témoignage de la femme relaie celui de parents aujourd'hui disparus. Quand ils ont passé la frontière, ils avaient vingt ans.

Où ça, la frontière? Tout le monde pense aux foules qui se sont engouffrées au Perthus ou à Cerbère. A juste raison: ces cols où l'on se bouscule aujourd'hui pour acheter de l'alcool et des cigarettes ont vu passer le gros de la troupe des réfugiés. Ceux-là étaient tout de suite bons pour les camps: Argelès, Le Barcarès, Rivesaltes... autant de lieux isolés, hâtivement aménagés par les autorités d'alors en camps « d'accueil » et couverts à cette fin de baraquements de fortune.
Ceux qui se croyaient rescapés de l'enfer avaient trouvé le purgatoire de l'autre côté.

D'autres, plus courageux ou mieux avisés, avaient choisi la « porte étroite ». Autrement dit, les sentiers muletiers, les « drailles ». Le passage en montagne n'était pas sans danger. Une mauvaise chute est vite faite sur un parcours escarpé, surtout quand on n'est pas entraîné. En plus, on n'y voyait rien. Tout éclairage intempestif eût exposé les fugitifs au feu d'une patrouille frontalière. Pas question non plus de récupérer les blessés. Les « passeurs » ne prenaient pas de risque, abandonnant ces malheureux au bord du chemin.

Bravant le couvre-feu, les parents de la narratrice étaient partis nuitamment de Sant Llorenç de la Muga. (alt Empurda) De là, par Albanyà, ils avaient remonté le cours du Rio Muga pour se retrouver au petit jour en territoire français, id est: le Vallespir, quelque part entre Coustouges et Lamanère. Le point de ralliement du petit groupe, enfin ce qu'il en restait, se trouvait au « conjurador » de Serralongue. Un étrange édicule sur une butte. Monsieur le Curé venait là faire oraison pour conjurer l'orage quand l'horizon se couvrait, assombri par de nuées. Ce jour de 1939, l'orage était sur l'Espagne.

L'histoire pourrait s'achever là, que dire de plus? La femme a fini son récit. Elle parle d'une voix calme, on dirait monocorde, elle parle sans haine, sans passion. Elle n'a pas d'accent non plus, si ce n'est celui de Toulouse, où elle est née et où elle vit. C'est là que ses parents se sont établis après les évènements. Elle ajoute quand même un fait supplémentaire, juste un détail : en 42, son père a pris le maquis, il a rejoint les partisans, risqué sa vie, lui, l'étranger, pour la France. Ce pays qui l'avait si mal reçu pendant la « Retirada ». Soixante cinq ans après, elle, sa fille, se sent pourtant Française, de naissance et d'adoption. Ce soir, elle veut témoigner, voyez-vous, seulement témoigner....


Une main qui tape, tape, tape...

Coups de marteau dans la solitude, appel sourd, coups du destin. Une main accroche des photos jaunies sur les panneaux d'exposition. Aujourd'hui, 15 septembre 2007, le camp de Rivesaltes revit pour les Journées du Patrimoine. Le Conseil général entend faire de ces baraquements un Mémorial, un « lieu de souvenir ». Normal, la repentance est un terme à la mode, au catéchisme, on appelait ça l'acte de contrition. Au fond, rien de très dérangeant pour quiconque, encore faut-il savoir qui doit se souvenir (ou se repentir) et de quoi. Rivesaltes n'avait rien d'un camps d'extermination. Nous, on était de bons Français, on n'a tué personne, sinon par omission, pas exprès. Nos frères Espagnols ne faisaient que passer. On les a fourrés là où il y avait de la place. Sauf qu'on les a parqués comme du bétail dans les pires conditions d'hygiène. On les a laissés pourrir sur place, crever de misère et de maladie, parfois même s'entretuer. Car, c'est triste à dire, parmi cette horde de réfugiés, il y a eu des règlements de compte entre factions rivales. Il faut être objectif quand on écrit l'histoire.





A suivre

Nouvelle de Jean-Claude Boyrie (2° partie)














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