17 mars 2010

Texte de Roselyne Crohin


Moderato Cantabile

Ce jour-là à 10h 30, Juliette de Rougemont sonne à la porte de Delphine Simon, professeur de piano. Son fils Jean est à ses côtés. La porte qui s'entrouvre laisse échapper une odeur douceâtre et tiède. Inhabituelle chez mademoiselle Simon, cette odeur ! Celle-ci tend la main vers l'épaule du garçonnet et l'invite à entrer. La porte se referme tout doucement.
Par les fenêtres du salon, la mer, immense et calme, avec ses bateaux au loin. Ses bateaux et ses marins perdus entre ciel et mer. A l'intérieur, l'odeur est un peu plus tenace, presque écœurante. Une petite buée s'est formée au bas des carreaux, juste devant le piano. Jean grimpe sur le tabouret et se cale devant le clavier. On perçoit un petit clapotement régulier qui vient de la pièce d'à côté.
" Prends ta partition ", dit Delphine. " Je reviens tout de suite ". Sur la plaque du gaz, à côté, dans la cuisine, une casserole tressaute en cadence. Dedans, bouillonne une eau terreuse qui a laissé des dépôts noirâtres sur les bords. On dirait la plage à marée basse avec ses frises d'algues brunes. Delphine approche la pointe de son couteau et transperce un des corps, tortueux et brunâtres, qui baignent dans l'eau bouillante. Elle met le feu au ralenti, ajoute un couvercle. Sur le pas de la porte, son regard croise celui de l'enfant. D'un mouvement du menton, elle l'encourage à commencer sa sonatine.
Les yeux perdus dans le lointain, elle se laisse envahir par cette douce odeur d'enfance. Elle voit la maisonnette de sa grand-mère, aux portes de la ville. Son petit jardin de cocagne, regorgeant de légumes en toutes saisons.
D'un geste doux, elle redresse le poignet de l'enfant. Il semble crispé. Il garde les lèvres serrées.
- Qu'est-ce que tu as aujourd'hui, Jean ?
- J'ai un peu mal au cœur
- Ce n'est pas bien grave, continue à jouer !
Ce qu'elle préférait parmi tous les légumes de sa grand-mère, c'était le mystérieux topinambour. Sa forme si torturée, ses courbes et ses rondeurs. Elle n'en trouvait jamais deux semblables. L'odeur si plaisante qui parvient ce matin au salon, elle a oublié à quel point elle l'avait détestée d'abord.
Elle retourne à la cuisine, soulève le couvercle. Le niveau de l'eau a considérablement baissé et laisse apparaître, tels des bateaux échoués à marée basse, sept ou huit tubercules. De la pointe de son couteau, à nouveau, elle en transperce un. La lame s'enfonce facilement dans la chair fondante. Elle passe une langue gourmande sur ses lèvres, égoutte tout le contenu de la casserole dans une passoire.
Au salon, Jean a disparu. Elle regarde par la fenêtre. La plage est déserte. Au loin, les bateaux, entre ciel et mer. Elle appelle. Une petite voix gémit au fond du couloir : le garçon tout penaud a vomi dans les toilettes.
- C'est à cause de cette odeur, pleurniche-t-il
Delphine le réconforte et le reconduit au salon.
- Prends un bon souffle d'air marin, propose-t-elle en ouvrant grand la fenêtre.
Un grand cargo noir passe à l'horizon. Les petites barques, bousculées par la houle, semblent s'agiter à son passage. Un grand hululement déchire l'air. Ils sursautent tous les deux.
- Viens maintenant, on reprend la leçon.
- Oh, Mademoiselle, je veux regarder la mer encore un peu.
Delphine voit bien que l'enfant n'est plus en état de jouer. Elle regarde sa montre. Dans sept ou huit minutes, tout au plus, Madame de Rougemont sonnera à la porte. Juste le temps pour Delphine de préparer sa salade de topinambours. Enlever la peau délicatement, en suivant tous les tours et les contours, couper en petits dés et préparer dans un bol une sauce citronnée, avec de la moutarde à l'ancienne et de l'huile d'olive. Au moment de servir, elle coupera finement quelques brins de coriandre fraîche.
Elle n'a pas fini de se sécher les mains que le coup de sonnette retentit. Jean se précipite à la porte avec son manteau. La mère, plus pâle encore que l'enfant, l'entraîne à grands pas vers sa voiture, en saluant Delphine de loin.
De l'autre côté de la route, un homme, tout aussi défait, observe la scène, avant de s'éloigner à pas pesants vers les plages.









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