15 mai 2010

La Samaritaine, nouvelle de Jean-Claude Boyrie (premier épisode)

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Salâma. Shalom. Le salut sur vous tous.

Je m'appelle Aïcha, j'ai tout juste vingt ans. J'habite un village à l'est de Naplouse, en Cisjordanie. Une contrée que l'on nommait autrefois « Samarie ». Aux temps bibliques, Naplouse, entre les monts Ébar et Garizim, s'appelait Sychar ou Sichem. Aujourd'hui, c'est une ville en état de siège. Elle compte cent cinquante mille habitants. La population vit confinée, isolée, coupée du reste du monde par les check points, ces postes de contrôle de sinistre réputation.

Ceux qui cherchent à sortir de la ville sont pris au piège. Ils peuvent attendre des heures à ce goulot d'étranglement, pour se voir finalement refuser le passage. Ils craignent d’être fouillés, puis arrêtés. C'est notamment le cas des jeunes : les moins de trente cinq ans sont considérés ici comme des terroristes en puissance. Et voilà pourquoi de nombreux habitants ne sortent jamais d'ici. En dépit de ces vicissitudes, je demeure fidèle à mon pays, j'y suis profondément attachée. C'est une succession de collines arides qui s'étend à perte de vue en rive occidentale du Jourdain.

La Palestine compte de nombreux Chrétiens. C'est à Bethléem, un village qui ressemble au nôtre, à peu de distance d'ici, que naquit Issa Ibn Youssef, dit Al Masîh : le Messie, l'Oint de Dieu. Ce n'est pas un hasard si mon père s'appelait Youssef et ma mère Myriam, un nom qui signifie en arabe : « la pieuse ». Il y a deux mille ans, Myriam fut choisie entre toutes les femmes pour porter la « Qalimat » : le Verbe, la Parole divine. À l'archange Gabriel, qu'en notre langue nous appelons Er-Rûh, il échut d'annoncer la bonne nouvelle. Voyez, ô vous tous Gens du Livre (ce terme désigne pour un Musulman, les Juifs et les Chrétiens), à quel point nos textes saints se correspondent !

Je reviens au quotidien. Avec ma famille, ou ce qu'il en reste, nous vivons aujourd'hui dans un gourbi. Je devrais dire : « nous existons ». Est-ce vraiment vivre que camper de la sorte ? Les blindés israéliens sont passés à deux reprises dans mon village. Selon la version de l'armée, il aurait servi de repaire aux activistes et nos maisons recéleraient de nombreuses armes. Pourtant, lors de leur première incursion, les soldats en ont été pour leurs frais. Ils ont fouillé partout, mis tout sens dessus dessous sans rien trouver. Par dépit, ils ont démoli les bâtiments publics, rasé nos pauvres demeures. Les tirs de roquettes ont tué ou blessé pas mal de monde, j'ai vu des gens mourir sous mes yeux. Nous n'avions pour toute défense que nos injures et nos crachats.

La seconde fois, ce qui fut notre village n'était plus qu'un douar : entre les baraquements et les tentes, il ne restait rien à détruire. Alors, les chars sont repartis comme ils étaient venus.
Nous les avons regardé faire sans haine, presque avec résignation.

À la suite de cette incursion, mon père et mon frère aîné Hussein sont passés dans le camp des militants palestiniens radicaux. Ils ont péri peu après, victimes des affrontements sur l'esplanade des mosquées à Jérusalem. À leur tour, mes deux frères survivants, Rachid et Ali se sont engagés dans la brigade Izz al Din al-Qassain, c'est-à-dire la branche armée du Hamas. Ce terme signifie « enthousiasme » ou « ferveur », les militants du Hamas s'opposent à ceux des nôtres restés fidèles au Fatah. Les collabos. Traqués par le Mossad, (Le service de contre-espionnage israélien) Racid et Ali se méfient aussi des « bérets rouges », la police de l'Autorité palestinienne.... Ils vivent cachés en permanence, ne font que de brèves et irrégulières apparitions au logis familial. Ce qui fait que je ne les vois que rarement.

Nous ne sommes plus à présent que trois femmes à vivre sous ce toit : ma vieille Maman, qui passe sa journée à geindre et à gémir, moi-même qui vous parle et ma soeur cadette Zora, trop jeune pour quitter le foyer. Elle aimerait partir d'ici, mais où irait-elle ? Quel avenir y a-t-il lorsqu'on on vit en Palestine et qu'on a vingt ans ? Un shebab (jeune) n'y trouve rien : ni refuge, ni travail pour personne.

J'en viens à mon histoire personnelle. Juste avant la Seconde Intifada, j'étais étudiante en Lettres à l'université Bir zeit de Ramallah. Il y a eu les évènements, la vague d'attentats. Notre faculté, construite avec des fonds internationaux a été gravement endommagée par les bombardements de Tsahal... (L'armée d'Israël) Les installations du campus ont été réparées depuis, mais il n'y a plus moyen de travailler. La politique envahit tout, nous use, nous consume. Le temps s'écoule en interminables palabres sur l'aouda' (la « situation »).. Moi, je suis lasse de manifester : à quoi servent-elles, nos multiples pétitions et motions? Les boycotts et sit-in à répétition ne dérangent personne. Sauf nous-mêmes, car ils nous empêchent de travailler. Quant au diplôme, en admettant que je l'obtienne, à quoi me servirait-il à présent ? La peur de l'avenir me tenaille. À quoi bon m'obstiner ? J'ai renoncé à poursuivre mes études, je n'ai plus le coeur à ça....

Que je vous dise aussi : un mur de béton, haut de huit mètres, a été édifié par nos voisins. De l'autre côté, les colonies israéliennes ne cessent de s'étendre sous la protection de l'armée. À Ramallah, on voit au loin s'étager à flanc de colline, parmi les oliviers leurs maisons blanches aux toits de tuile rouge. Là-bas, tout respire la prospérité. Pas de coupures d'eau ni d'électricité, les rues sont abondamment éclairées. Les colons ont tout ce dont ils ont besoin. Ils ont exigé cette « clôture de sécurité » pour être prémunis contre les « intrusions terroristes ». Concrètement, c'est un rempart infranchissable qui se prolonge interminablement dans la campagne. Le mur empiète sur notre territoire, nous coupe des rares puits de la région. Il a fallu pour le construire déplacer des habitations, saccager nos plantations d'agrumiers. Nous l'appelons « mur de séparation raciale » (jidar al-fasl al-'unsuri), car il rend impossible la coexistence de deux peuples pourtant frères : les enfants d'Israël et d'Ismaël. Qui oserait parler maintenant de réconciliation et de paix ?

Vous le voyez bien, la situation est devenue intenable.... Il nous faut pourtant bien vivre. L'eau courante n'arrive pas jusque chez nous. Pour ravitailler la maison, je dois descendre péniblement à la rivière, en portant mon cruchon sur la tête. Un ruisseau coule en contrebas du village, le seul auquel on puisse encore accéder le long de la « ligne verte ». Il se nomme Wadi Fa'rah, c'est un affluent du Jourdain. En ce moment, nous sommes en pleine période d'étiage. Il ne coule presque rien, c'est habituel à cette saison, mais là n'est pas la seule raison de l'assec. Plus en amont, les colons effectuent des pompages inconsidérés pour irriguer leurs plantations. En situation de pénurie, il n'est pas question bien sûr d'arroser nos propres cultures. Il reste à peine assez d'eau dans la rivière pour l'usage domestique, et encore... à condition d'aller puiser soi-même au bout d'un sentier rocailleux ce bien si rare et si précieux.

Hier, en me rendant au point d'eau, je suis tombée sur une patrouille israélienne : quatre gars et une fille entassés dans une Landrover. Ils roulaient en trombe, écrasant tout sur leur route, m'aspergeant de poussière. À mon passage, le véhicule s'est arrêté, les soldats sont descendus, mitraillette au poing. Je les ai salués poliment : après tout, ils ne font que leur travail, même si c'est un sale boulot. Ils voulaient vérifier mon identité. « Qui es-tu ? », a demandé celui qui paraissait leur chef (j'ai vu qu'il portait les insignes de caporal, ou quelque chose d'équivalent).

J'ai répondu : « Je suis Aïcha, fille de Youssef et de Myriam.
- Dis-nous ce que tu fais ici et montre ce que tu as sur toi, a poursuivi l'autre d'un ton rude.


- Je viens de la rivière et porte mon cruchon. Voyez son contenu : ce n'est qu'un peu d'eau du wadi. »
Le plus jeune des soldats s'est approché de moi. C'est un petit gars de mon âge. Sans doute fait-il partie des civils enrôlés bon gré mal gré dans Tzahal.

Il faut savoir qu'en Israël, le service armé est obligatoire. Ce jeune soldat, j'ai trouvé qu'il avait un physique d'étudiant. Rien qu'à voir ses cheveux blonds frisés et ses yeux bleus, j'ai compris qu'il n'était pas d'ici. Je l'imagine mal en train de se battre et de tuer des gens. Moi, j'avais sous mes voiles noirs une allure de paysanne. Il n'a pas dû se rendre compte que j'étais étudiante comme lui. Nos regards se sont croisés. Sans doute m'a-t-il trouvé jolie, il a même esquissé quelque chose qui ressemblait à un sourire.

« Jeune fille, donne-moi à boire ! « a-t-il demandé d'une voix amicale. Je lui ai répondu sans baisser les yeux, à la fois touchée et surprise : « Comment toi, qui es Juif, peux-tu demander à boire à une Samaritaine ? » (Jean, 4,1-26.) Il a bien compris l'allusion et m'a fait un signe de connivence.
Alors, avec ferveur, j'ai versé dans le creux de sa main tendue l'eau vive du ruisseau. Sur ces entrefaites, le caporal est intervenu brutalement pour admonester le jeune soldat. Il l'a désigné par son prénom : Jacob. Il ignorait que je parle couramment l'hébreu. Je comprenais toutes ses paroles : « L'eau de la rivière est polluée, a-t-il dit à Jacob. Si tu as soif, attrape une bouteille d'eau minérale dans le coffre ». Puis, le chef a glapi cet ordre bref à l'attention des autres : « Fouillez-moi cette fille ! »
La soldate s'est approchée de moi, m'a palpée sans ménagements. Dans l'armée israélienne, les femmes se promènent en chemisette et en short, elles exposent sans gêne apparente leurs jambes et leurs bras nus. Je n'y vois pas d'inconvénient. Mais nous autres femmes musulmanes n'exposons pas notre corps aux yeux d'autrui. Le voile est notre pudeur. À l'université cependant, je m'habillais à l'occidentale, un petit foulard cachant mes cheveux, comme il convient. Au village, je m'en tiens au costume local : la gandoura sombre, qui me protège efficacement du soleil. Cette longue robe, la soldate m'a demandé de l'enlever.
Je ne voulais pas le faire, il a bien fallu me plier à ses injonctions. Heureusement, je portais des dessous présentables. Le jeune soldat a détourné les yeux, il était rouge comme une cerise. Les autres ont fait à mon sujet des plaisanteries salaces, détaillant impudiquement mes formes. Puis ils sont livrés à des attouchements sur moi. J'ai protesté, je me suis débattue. Le jeune soldat a tenté de s'interposer, mais en vain, sous les quolibets de ses camarades. Dans l'échauffourée, mon cruchon s'est brisé. Au bout d'un moment, craignant les débordements, le sous-officier a rappelé son équipe à l'ordre. J'ai pu enfin me rhabiller. La patrouille a rembarqué prestement, la Land-rover est repartie aussitôt. Je suis restée seule au bord de la rivière. Seule avec mon humiliation, pleurant sur mon cruchon brisé...


Suite et fin du texte "La Samaritaine" sur :
http://atelierdecrits.canalblog.com/archives/2010/05/12/17870644.html



Illustration : collage de Jean-Claude Boyerie


En savoir plus sur Jean-Claude Boyrie :
http://www.jean-claude.boyrie.over-blog.com/


















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